[Lecture linéaire n° 3] – Les Fleurs du Mal (1857), XVII “Spleen IV”, Charles Baudelaire

Spleen IV

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme rue chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Introduction :

Accroche/présentation de l’auteur et du recueil

Un poète scandaleux qui aime surprendre et choquer : choix de titres surprenants et “Au lecteur”, poème de préface qui révèle l’hypocrisie morale des hommes face au mal. Baudelaire s’attire les foudres de la société bourgeoise de son temps et est condamné pour “outrage à la morale publique” en 1857 (il est obligé de retirer 6 poèmes de son recueil).

Un poète “maudit” : Baudelaire est en lutte avec son milieu d’origine, les normes et les valeurs bourgeoises, le culte de l’argent ; il est déshérité par sa famille et doit travailler pour survivre.

Un poète exigeant, perfectionniste, il consacre 15 ans à l’écriture de son recueil, Les Fleurs du Mal, dans le but d’atteindre une forme de perfection (on retrouve cette haute exigence dans sa dédicace à Théophile Gautier).

Présentation de l’œuvre : son œuvre principale, et celle qui le fait connaître par le scandale qu’elle provoque, devient une œuvre de référence et l’un des principaux recueils du XIXe siècle. Le titre en forme d’oxymore, associant la beauté au mal, montre la dimension paradoxale de l’œuvre : en opposition à la vision platonicienne de la beauté évoquant un mouvement d’ascension vers le bien et la connaissance, la beauté est ici tirée du mal, du négatif.

Présentation de l’extrait : place dans l’œuvre, sujet, thèmes

Situation : poème situé dans la section Spleen et Ideal au sein de poèmes aux titres particulièrement sombres comme “Sépulture“, “Obsession“, “Alchimie de la douleur“, etc. Le poète se concentre donc sur sa détresse existentielle après s’être attardé sur la notion d’Idéal. Il s’agit du 4e poème d’une cycle de quatre portant tous le titre de “Spleen”.

Forme : ce poème est constitué de 5 quatrains en alexandrins avec des rimes croisées. Soit une forme classique.

Le poème : le poème tourne autour de la notion de “spleen”, un mot anglais signifiant la rate. Le “spleen” s’inscrit dans le prolongement du “mal du siècle” romantique. Le poème est le dernier d’un cycle de quatre, il marque un donc aboutissement.

Dans ce poème, Baudelaire décrit la scène d’une crise aiguë : un paysage maussade, sinistre et qui va atteindre son paroxysme (➝ summum) dans les dernières strophes. La notion de mélancolie est donc revisitée sous une forme particulièrement intense dans ce poème.

Comment ce poème décrit-il la montée en puissance du profond mal-être de Baudelaire ? Comment partage-t-il au lecteur l’expérience douloureuse du spleen ?

Mouvements

  • v.1 à v.12 : les conditions du spleen
  • v.13 à v.20 : une crise morale intense et renoncement du poète qui cède au désespoir

Conclusion :

Synthèse et réponse à la problématique

Baudelaire décrit ici la montée progressive du Spleen réunissant peu à peu des conditions extérieures puis intérieures. Il montre comment le processus culmine en une crise extrême qui terrasse l’individu et sonne l’arrêt de son combat intérieur. À travers la succession d’images lugubres, le poète transforme des émotions universelles qui permettent au lecteur de partager son mal-être.

Ouverture

“Spleen IV” est le plus triste des poèmes de ce cycle mais les autres apportent une nuance. De plus, l’image du soleil noir de la mélancolie de El desdichado de Gérard de Nerval rappelle la tristesse extrême de “Spleen IV”.


Développement :

Mouvement 1 : les conditions du spleen
  • 1er quatrain : sentiment d’enfermement et d’oppression s’installe
    • “bas et lourd pèse comme un couvercle” ➝ épithète “bas et lourd” + verbe “pèse” + comparaison “comme un couvercle” : couvercle ferme la possibilité d’élévation vers l’idéal, image d’un ciel clos
    • rime “couvercle”, “cercle” ➝ délimite un espace clos sur lui-même
    • “l’esprit” du poète ➝ subit passivement les actions (“pèse sur”, “verse”, “nous”) : COI qui subit l’action avec un pluriel universel (“nous”)
    • “gémissant” ➝ adjectif verbal : plainte sonore
    • “en proie aux longs ennuis” ➝ souffrance interminable
    • “jour noir” ➝ oxymore : annulation de toute lumière
    • “plus triste que” ➝ comparatif : atmosphère lugubre et intensité de la tristesse
  • 2e quatrain : décrit la Terre, un espace clos et dégradé
    • “cachot humide” ➝ comparaison avec la terre : sentiment d’enfermement et d’inconfort (“humide”)
    • plafonds pourris” ➝ comparaison avec la terre
    • “l’Espérance” ➝ allégorie de l’espérance captive : comparaison à un animal négatif, nocturne “chauve-souris”
    • “les murs” ➝ se cogne sans cesse : impression de claustration et apparition d’une sorte de folie/désespoir
    • “s’en va battant“, “cognant” ➝ participes présents : actions répétitives, expriment la lutte du poète contre le Spleen
  • 3e quatrain :
    • “Quand”, “Où” ➝ compléments circonstanciels de temps
    • “la pluie” ➝ personnification (sujet) : transforme l’horizon en un lieu de réclusion ➝ métaphore
    • “vaste prison”, “barreaux” ➝ lexique du piège et de l’enfermement
    • “immense”, “vaste”, “étalant” ➝ réalité distordue par rapport à la strophe 2 : vision paradoxale d’une prison gigantesque, cauchemar (distorsion du réel)
    • “Et” ➝ basculement vers le monde du cauchemar
    • “un peuple muet” ➝ personnification des araignées : invasion silencieuse et dénote l’idée de multitude
    • enjambement v.10 à v.11 ➝ mime le développement de leur toile/leur propagation
    • “barreaux”, “cerveaux” ➝ rimes qui montrent l’idée de prison intérieure : espace naturel/espace cérébral dans lequel se manifeste toute la violence du Spleen
    • “nos cerveaux” ➝ 2e personne du pluriel : le spleen est donc un mal universel

Mouvement 2 : une crise morale intense et renoncement du poète qui cède au désespoir
  • 4e quatrain : le surgissement de la crise
    • “tout à coup” ➝ soudaineté
    • “des cloches” ➝ personnification des cloches : manifestation sonore de la folie
    • “sautent”, “lancent” + “avec furie” (complément circonstanciel de moyen) ➝ violence de ce mouvement des cloches
    • souffrance sans fin ni limites qui ne connaît aucun apaisement :
      • “un affreux hurlement” ➝ personnification des cloches
      • rimes entre “affreux hurlement” et “geindre opiniâtrement” ➝ plaintes et cris de douleur acharnés
      • “des esprits errants et sans patrie” ➝ allitération en “r” et comparaison avec les cris/hurlements
  • 5e quatrain : défaite finale du poète vaincu par le Spleen
    • “-” ➝ rupture d’énonciation : repli sur soi
    • “mon” ➝ lyrisme plus personnel
    • “Et” ➝ prolongement de la crise sous une autre forme
    • “longs corbillards, sans tambours ni musique” ➝ défilé funeste associé à un silence absolu : étire le passage, succession interminable
    • “dans mon âme” ➝ complément circonstanciel de lieu : scission intérieure de l’esprit qui devient spectateur
    • dislocation syntaxique ➝ image d’une âme brisée/réduite en morceaux
    • “l’Espoir” et “l’Angoisse” ➝ allégories qui se sont affrontées : accablement absolu qui résulte de ce combat
    • “l’Angoisse” ➝ situé au centre du vers + “l’Espoir” ➝ situé au bout du vers
    • “Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir” ➝ métaphore militaire qui marque le triomphe du Spleen : l’angoisse prend possession du territoire intérieur (= du cerveau) grâce au plantage du drapeau dans le “crâne incliné”