[Lecture linéaire n° 1] – Les Fleurs du Mal (1857), XVII “La Beauté”, Charles Baudelaire

La Beauté

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Introduction :

Accroche/présentation de l’auteur et du recueil

Un poète scandaleux qui aime surprendre et choquer : choix de titres surprenants et “Au lecteur”, poème de préface qui révèle l’hypocrisie morales des hommes face au mal. Baudelaire s’attire les foudres de la société bourgeoise de son temps et est condamné pour “outrage à la morale publique” en 1857 (il est obligé de retirer 6 poèmes de son recueil).

Un poète “maudit” : Baudelaire est en lutte avec son milieu d’origine, les normes et les valeurs bourgeoises, le culte de l’argent ; il est déshérité par sa famille et doit travailler pour survivre.

Un poète exigeant, perfectionniste, il consacre 15 ans à l’écriture de son recueil, Les Fleurs du Mal, dans le but d’atteindre une forme de perfection (on retrouve cette haute exigence dans sa dédicace à Théophile Gautier).

Présentation de l’œuvre : son œuvre principale et celle qui le fait connaître par le scandale qu’il provoque devient une œuvre de référence et l’un des principaux recueils du XIXe siècle. Le titre en forme d’oxymore, associant la beauté au mal, montre la dimension paradoxale de l’œuvre : en opposition à la vision platonicienne de la beauté évoquant un mouvement d’ascension vers le bien et la connaissance, la beauté est ici tirée du mal, du négatif.

Présentation de l’extrait : place dans l’œuvre, sujet, thèmes

Situation : 17e poème de la section Spleen et Idéal, qui repose sur l’opposition entre le Spleen (venant de l’anglais signifiant la “rate”, organe émettant la bile noire) qui symbolise la mélancolie, la dépression, l’ennui, etc. avec l’Idéal exprimant l’enthousiasme, les forces qui élèvent, etc.

Forme : le poème est sous forme de sonnet (➝ 2 quatrains et 2 tercets en alexandrins). Baudelaire respecte les contraintes d’un sonnet classique sauf pour la disposition des rimes : la sienne est plus variée que celle des règles du sonnet classique.

Le poème : dans ce poème, la Beauté s’exprime : c’est une prosopopée (figure de style) qui consiste à faire parler un objet, un mot, une idée…

Problématique/enjeux du texte

L’allégorie de la Beauté est associée à la perfection, à l’absolu, à la pureté, mais cet idéal cependant peu valorisé, ou dépeint négativement (froideur, dédain…) annonce une rupture esthétique.

En quoi Baudelaire propose-t-il dans ce sonnet une conception de la Beauté qui remet en question la définition traditionnelle ou classique du Beau ?

Mouvements

  • Deux quatrains : un portrait de la Beauté incarnant la froide perfection d’une déesse distante, inaccessible.
  • Deux tercets : la souffrance du poète, condamné à la fascination d’un idéal hors d’atteinte.

Conclusion :

Synthèse et réponse à la problématique

Charles Baudelaire donne une forme et une parole à la Beauté pour mieux la dépeindre comme une figure idéale et parfaite mais aussi froide et dure : elle est inaccessible et gouverne pour toute l’éternité les poètes qui lui sont soumis.

Ouverture

Ouverture sur le poème Venus Anadyomène (= sortant, émergeant) de Arthur Rimbaud : le poème dépeint l’incarnation de la laideur ➝ lien avec La Beauté.


Développement :

Mouvement 1 : un portrait de la Beauté incarnant la froide perfection d’une déesse distante, inaccessible.

La Beauté” ➝ article défini : le poète parle du principe de la beauté universelle.

Anaphore en “Je” ➝ la beauté prend la parole pour dire qui elle est.

Verbes au présent ➝ présent atemporel (= idée de permanent) : met en avant le caractère immuable de La Beauté (= qui ne change pas).

Commence par parler de l’apparence corporelle (champ lexical) ➝ permet de dessiner les contours de l’allégorie de la Beauté.

“Est fait pour inspirer au poète un amour” ➝ présente sa vocation avec un CC de But (= complément circonstanciel de but).

“comme un rêve de pierre” ➝ référence aux statues grecques et à l’idée de beauté figée.

“Je hais le mouvement qui déplace les lignes” ➝ assertion dépréciative : la beauté est associée à l’immobilité, immuabilité physique et morale. La Beauté ne change pas, ne vieillit pas, n’a pas d’émotions humaines (“Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris”). La Beauté n’aime pas le changement/le renouveau : elle condamne l’innovation.

“Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.” ➝ double négation grammaticale et parallélisme : la beauté/inhumaine (assertion dépréciative).

“Junis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ” ➝ cœur froid (= pas d’émotions) : le cœur est considéré comme le siège des émotions.

“la blancheur des cygnes” ➝ cygnes ont une connotation de pureté.

“Éternel” ➝ enjambement, met en valeur le mot : La Beauté se considère immortelle et se met à distance des humains.

ô mortels” ➝ apostrophe : donne une forme de hiérarchisation (se met à distance des humains).

“Azur” ➝ siège des dieux.

sphinx incompris” ➝ référence mythologie : La Beauté est indéchiffrable. À l’image du sphinx : La Beauté est un monstre qui dévore tous ceux qui ne savent pas répondre à son énigme.


Mouvement 2 : la souffrance du poète, condamné à la fascination d’un idéal hors d’atteinte.

devant mes grande attitudes” ➝ CCL (= complément circonstanciel de lieu) : face inégale (Beauté > Poète).

Rime entre “attitudes” et “études” ➝ l’artiste étudie le modèle de la Beauté.

“pour fasciner ces dociles amants” ➝ fascination/sidération (= tellement stupéfaits que les poètes ne sont plus capables de bouger/sous le choc face à ce modèle).

“ces dociles amants” ➝ périphrase pour le Poète : asservissement à la beauté. Écho au vers 3 “inspirer au poète un amour”.

“Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments” ➝ Beauté semble hautaine/renvoie à l’image de la statue de pierre.

“Consumeront leurs jours en d’austères études” ➝ poètes prêts à perdre leur jeunesse pour étudier cette Beauté.

Consumeront” ➝ obsession brûlante.

Dernier tercet ➝ explique l’origine de cette fascination.

“de pures miroirs” ➝ périphrase.

“Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles” ➝ répétition : effet d’insistance.

qui font toutes choses plus belles” ➝ proposition subordonnée relative : montre la capacité des yeux de la Beauté d’embellir le réel (v. 13). Idée de miroir mais aussi d’illusion.

La Beauté promet l’accès à un monde meilleur où elle règne ➝ ses yeux deviennent des portes vers ce monde “Mes yeux, mes larges yeux” : promesse de l’Idéal/accéder au monde idéal.