[lecture linéaire n°4] – La nuit d’octobre, Alfred de Musset

Poète, c'est assez. Auprès d'une infidèle, 
Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour, 
N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle : 
Si tu veux être aimé, respecte ton amour. 
Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine 
De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui, 
Épargne-toi du moins le tourment de la haine ; 
À défaut du pardon, laisse venir l'oubli. 
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre ; 
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints. 
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ; 
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. 
Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance, 
Ne veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé ? 
Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence ? 
Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t'a frappé ? 
Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être, 
Enfant ; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert. 
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, 
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert. 
C'est une dure loi, mais une loi suprême, 
Vieille comme le monde et la fatalité, 
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême, 
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.

Introduction :

Accroche/présentation de l’auteur et du poème

Alfred de Musset (1810-1857) est un des principaux artistes du mouvement romantique, connu pour ses poèmes (le cycle de Nuits) mais aussi pour ses pièces de théâtre (Les caprices de Marianne, Lorenzaccio).

Présentation de l’œuvre : suite à sa douloureuse rupture avec l’écrivaine George Sand, il compose un cycle de quatre poèmes des Nuits. Il explore les liens entre souffrance personnelle et création poétique.

Présentation de l’extrait : place dans l’œuvre, sujet, thèmes

Situation : c’est un extrait du poème La nuit d’octobre, le dernier opus qui achève le cycle des Nuits.

Formes : il s’agit d’un poème en alexandrins et en rimes croisées. L’alternance entre rimes féminine et masculine donne une forme classique au poème.

Sujet : dans ce poème, sous forme de dialogue entre le Musset de sa Muse, le poète exprime sa vive rancœur contre son ancienne amante George Sand. La Muse prend la parole dans ce poème pour le faire renoncer à sa colère : elle déploie un long discours argumentatif lui expliquant la nécessité de l’oubli et de la souffrance.

Problématique/enjeux du poème

Musset renouvelle la relation traditionnelle entre le poète et sa muse. Dans cet extrait, la muse prend la forme d’une figure consolatrice/humanisée qui incarne l’amie et la confidente. Elle conserve cependant une fonction inspiratrice. En effet, la muse guide le poète afin qu’il accepte son sort, ces sentiments doivent devenir un matériau poétique, une source d’inspiration.

Comment la muse enseigne-t-elle au poète les bienfaits de la souffrance ?

Mouvements

  • v.1 à v.12 : la première grande leçon de la Muse au poète : les vertus du renoncement et de l’oubli.
  • v.13 à v.24 : la deuxième leçon : un éloge de la souffrance.

Conclusion :

Synthèse et réponse à la problématique

La Muse prouve au poète que la souffrance est une grande source d’inspiration poétique grâce à un discours qui lie le personnel à l’universel. Cet aspect du poème est en cela caractéristique du romantisme.

Ouverture

Les Fleurs du Mal de Baudelaire, dans lesquels la souffrance joue un rôle essentiel dans la création poétique. Cependant, la muse apparaît comme une figure affaiblie et dégradée dans les poèmes de Baudelaire. La relation est donc inversée : la muse est celle qui souffre contrairement à la dynamique de ce poème de Musset.


Développement :

Mouvement 1 : la première grande leçon de la Muse au poète : les vertus du renoncement et de l’oubli
  • “Poète” ➝ apostrophe en début de vers : signe de dialogue entre la muse, qui doit être une source d’inspiration, et le poète. Face à face entre deux figures traditionnelles de la création poétique.
  • Emploi de la 2e personne ➝ souligne la complicité entre les deux personnages.
  • “C’est assez” ➝ “c'” déictique qui renvoie à un propos antérieur : la muse prend la parole en réponse à un propos précédent/la conversation est en cours.
  • La muse apparaît comme une figure autoritaire :
    • “Poète, c’est assez” ➝ interpellation ferme de la muse.
    • “n’outrage pas”, “respecte”, “épargne-toi”, “laisse” ➝ usage de la modalité injonctive, verbes à l’impératif : la muse cherche à agir sur son interlocuteur et à le faire changer d’attitude.
  • rime “infidèle” / “d’elle” ➝ riche féminine : discours porte sur le tourment que procure au poète le souvenir de son ancienne amante.
  • “ton illusion” ➝ groupe nominal avec possessif : association de cette liaison sentimentale à la tromperie.
  • La muse adresse une suite de conseils au poète :
    • “si tu veux être aimé, respecte ton amour” ➝ injonction à travers la subordonnée circonstancielle de condition : poète doit se garder de dégrader l’image de cette relation ancienne s’il souhaite aimer à nouveau. Il doit le transformer en souvenir pieux.
    • “A défaut du pardon, laisse venir l’oubli” ➝ injonction à l’aide de la 2e personne du singulier du verbe à l’impératif “laisse” : le poète doit dissiper sa rancœur pour apaiser sa mémoire par l’oubli.
  • Évocations de la mort et du sacré prolongeant cette idée d’apaisement :
    • “les morts” et “les sentiments éteints” ➝ comparaison allégorique : les morts deviennent le symbole d’un apaisement des passions anciennes + image de la mort d’un amour.
    • “restes sacrés”, “reliques du cœur” ➝ lexique religieux dans les métaphores : la mémoire doit devenir le réceptacle des sentiments, comme un tombeau.
  • Discours de la muse devient de plus en plus général, universel :
    • “la faiblesse humaine”, “les maux qui nous viennent d’autrui” ➝ groupes nominaux : revoient à l’humanité entière.
    • rupture énonciative ➝ la 3e personne du pluriel domine.
    • verbes au présent de vérité générale ➝ la muse formule une leçon universelle, une morale.
    • “ne portons pas les mains” ➝ injonction universelle avec un verbe à l’impératif à la 2e personne.
    • La muse s’inclut dans cette ultime leçon.

Mouvement 2 : la deuxième leçon : un éloge de la souffrance
  • “ce récit d’une vive souffrance” ➝ muse interpelle le poète : elle remet en question la précédente prise de parole.
  • ”tu te plains” ➝ dénotation du verbe : forme de lamentation.
  • “Enfant” ➝ apostrophe s’adressant au poète : assimile le poète à un jeune disciple auquel la muse délivre un enseignement, en tant que figure maternelle.
  • Suite de trois questions au style direct, à la 2e personne du singulier :
    • “Pourquoi” ➝ adverbe interrogatif : ouvre le questionnement.
    • “veux-tu”, “est-ce”, “crois-tu” ➝ verbes à la forme interrogative.
    • “ne veux-tu voir qu’un rêve” ➝ négation restrictive : dénonce de plus sa vision restreinte et son entêtement à ne vouloir élargir sa perception.
    • “un rêve”, “un amour trompé” ➝ déterminants indéfinis singuliers dans ces groupes nominaux : appuie sur la limitation et la vision restreinte.
      • La muse cherche à convaincre le poète que sa souffrance amoureuse n’est pas uniquement sienne, mais plutôt une expérience partagée par tous les êtres humains. En se limitant à sa propre expérience, le poète restreint sa perception de la réalité.
  • “frappé”, “coup” ➝ lexique du heurt : montre le caractère fatal et prémédité de cette violente douleur commune à tous les hommes qu’évoque la muse.
  • “la Providence”, “le Dieu” ➝ violence serait le fruit d’une volonté supérieure (rappel : la muse, même si représentée comme une amie et confidente de Musset, est originellement une déesse).
  • “c’est par là que ton cœur s’est ouvert” ➝ la peine infligée au poète l’aurait protégé en lui permettant d’éprouver des sentiments, des émotions vives.
  • “Enfant”, “apprenti”, “maître” ➝ lexique qui montre que son discours s’apparente clairement à une leçon universelle : il faut accepter que la souffrance puisse être dispensatrice d’un nécessaire enseignement.
  • “est”, “se connaît”, “a”, “faut”, “doit” ➝ verbes au présent de vérité générale : s’apparente à une morale.
  • succession d’aphorismes (= vérité fondamentale exprimée en quelques mots) : la muse fait un éloge de la souffrance adressé à toute l’humanité.
    • “L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.”
    • “Nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert” ➝ la souffrance permet d’accéder à la connaissance de soi.
    • “c’est une dure loi, mais une loi suprême” ➝ fait écho au latin Dura lex, sed lex qui signifie “la loi est dure, mais c’est la loi”.
    • “il nous faut du malheur recevoir le baptême”.
      • La muse enseigne que la souffrance est à la fois un signe de la dignité humaine et un élément crucial de la création artistique, dans une leçon universelle (rappel : la muse est la personnification de l’inspiration poétique).
  • “ce triste prix” ➝ présente la souffrance comme le coût de la sensibilité. L’éloge de la souffrance s’apparente définitivement à une profession de foi romantique.